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PLATON
Premier Alcibiade (Sur la nature de l'homme)
Traduction Emile Chambry
PERSONNAGES DU DIALOGUE : SOCRATE, ALCIBIADE
SOCRATE
I | ||
— Fils de Clinias, tu es sans doute surpris qu’ayant été ton premier amoureux, je sois le seul qui ne te quitte pas, quand les autres ont cessé de t’aimer, et que, tandis qu’ils t’agaçaient de leurs entretiens, moi je ne t’aie pas même adressé la parole pendant tant d’années | ||
Et la cause n’en était pas dans quelque considération humaine, mais dans l’opposition d’un démon [1] , dont tu apprendras plus tard le pouvoir | ||
A présent qu’il ne s’y oppose plus, je viens à toi et j’ai bon espoir qu’à l’avenir il ne s’y opposera pas davantage | ||
Pendant ce temps, j’examinais comment tu te comportais à l’égard de tes amoureux et voici à peu près ce que j’ai remarqué | ||
Si nombreux et si fiers qu’ils fussent, il n’en est pas un que tu n’aies traité de haut et qui ne se soit retiré | ||
Et la raison de tes dédains, je vais te la dire | ||
Tu prétends n’avoir jamais besoin de personne, parce que tu as assez d’avantages, à commencer par le corps et à finir par l’âme, pour n’avoir besoin d’aucun secours | ||
D’abord tu te dis que tu es très beau et très grand, et en cela tout le monde peut voir que tu ne te trompes pas ; ensuite que tu appartiens à une des plus vaillantes familles de ta cité, qui est la plus grande de la Grèce, que tu y as, du côté de ton père, beaucoup d’amis et de parents du premier rang, qui pourront te seconder en cas de besoin, et que tu n’en as pas moins ni de moins considérables du côté de ta mère | ||
Mais plus encore que sur tous ces avantages que je viens d’énumérer, tu comptes sur l’influence de Périclès [2] , fils de Xanthippe, que ton père vous a laissé pour tuteur, à toi et à ton frère, Périclès, qui peut faire ce qu’il veut, non seulement dans cette ville, mais dans toute la Grèce et chez beaucoup de grandes nations barbares | ||
J’ajouterai que tu es au nombre des riches, mais c’est de quoi tu me parais être le moins fier | ||
Gonflé de tous ces avantages, tu t’es mis au-dessus de tes amoureux, et eux, sentant leur infériorité, se sont tenus pour battus, et tu t’en es bien rendu compte | ||
Voilà pourquoi tu te demandes, j’en suis sûr, quelle idée je puis avoir pour ne pas renoncer à mon amour et dans quel espoir je reste, quand les autres se sont retirés | ||
ALCIBIADE
II | ||
— Mais peut-être ne sais-tu pas, Socrate, que tu ne m’as prévenu que d’un moment | ||
J’avais en effet l’intention de t’aborder le premier et de te poser cette question même : « Que veux-tu donc et qu’espères-tu en m’importunant et en te trouvant toujours si exactement partout où je suis ? » Car véritablement j’ai peine à concevoir à quoi tu penses et j’aurais beaucoup de plaisir à l’apprendre | ||
SOCRATE
Alors tu m’écouteras, je présume, de bonne grâce, si tu as, comme tu dis, envie de savoir ce que je pense | ||
Je compte donc que tu vas rester ici pour m’entendre, et je m’explique | ||
ALCIBIADE
Tu peux y compter certainement ; parle | ||
SOCRATE
Méfie-toi pourtant ; car il ne serait pas étonnant si, comme j’ai eu de la peine à commencer, j’en avais aussi à finir | ||
ALCIBIADE
Parle, mon bon ami : je t’écouterai | ||
SOCRATE
Je parle donc | ||
Si embarrassant qu’il soit pour un amoureux d’entreprendre un homme qui rebute ses amants, il me faut pourtant oser exprimer ma pensée | ||
Moi-même, Alcibiade, si je te voyais satisfait des avantages que je viens d’énumérer et déterminé à t’en contenter toute ta vie, il y a longtemps que j’aurais renoncé à mon amour, du moins je m’en flatte | ||
Mais tu as d’autres pensées et je vais te les énoncer à toi-même, et tu reconnaîtras par là que je n’ai point cessé d’avoir les yeux sur toi | ||
Je crois en effet que, si quelque dieu te disait : « Que préfères-tu, Alcibiade, vivre avec les avantages que tu as maintenant ou mourir sur-le-champ, s’il ne t’est point possible d’en acquérir de plus grands ? », je crois, dis-je, que tu préférerais mourir | ||
Mais alors dans quelle espérance vis-tu donc ? Je vais te le dire | ||
Tu penses que, si tu parais bientôt dans l’assemblée du peuple athénien, ce qui arrivera sous peu de jours, tu n’auras qu’à te présenter pour convaincre les Athéniens que tu mérites d’être honoré plus que Périclès ou tout autre qui ait jamais existé, et qu’après les en avoir convaincus, tu seras tout-puissant dans la ville ; et, si tu es tout-puissant chez nous, tu le seras aussi chez les autres Grecs, et non seulement chez les Grecs, mais encore chez les barbares qui habitent le même continent que nous | ||
Et si le même dieu te disait encore que tu dois te contenter d’être le maître ici, en Europe, mais que tu ne pourras pas passer en Asie, ni te mêler des affaires de ce pays-là, je crois bien que tu ne consentirais pas non plus à vivre à ces conditions mêmes, parce que tu ne pourrais remplir presque toute la terre de ton nom et de ta puissance | ||
Oui, je crois qu’à l’exception de Cyrus et de Xerxès, il n’y a pas d’homme que tu juges digne de considération | ||
Que telles soient tes espérances, c’est pour moi certitude, et non conjecture | ||
Peut-être me demanderas-tu, sachant bien que je dis vrai : « Eh bien, Socrate, qu’a de commun ce préambule avec la raison que tu voulais donner de ta persévérance à me suivre ? » Je te répondrai donc : « C’est qu’il est impossible, cher fils de Clinias et de Deinomakhè, que tu puisses réaliser tous ces projets sans moi, tant est grande la puissance que je crois avoir sur tes affaires et sur toi-même | ||
» C’est pour cela, je pense, que le dieu m’a si longtemps empêché de te parler et que j’ai attendu le moment où il le permettrait | ||
Car si toi, tu espères faire voir au peuple que tu es pour lui d’une valeur sans égale et acquérir aussitôt par là un pouvoir absolu, moi, de mon côté, j’espère être tout-puissant près de toi, quand je t’aurai fait voir que je suis pour toi d’un prix inappréciable et que ni tuteur, ni parent, ni personne autre n’est à même de te donner la puissance à laquelle tu aspires, excepté moi, avec l’aide de Dieu toutefois | ||
Tandis que tu étais plus jeune et avant que tu fusses, semblait-il, gonflé de si grandes ambitions, le dieu ne me permettait pas de m’entretenir avec toi, pour que mes paroles ne fussent pas perdues | ||
Il m’y autorise à présent ; car à présent tu peux m’entendre | ||
ALCIBIADE
III | ||
— Je t’avoue, Socrate, que je te trouve beaucoup plus étrange encore, à présent que tu t’es mis à parler, que lorsque tu me suivais sans rien dire, et cependant, même alors, tu le paraissais terriblement | ||
Maintenant, que je nourrisse ou non les projets que tu dis, ton siège est fait là-dessus, et j’aurais beau le nier, je n’en serais pas plus avancé pour te persuader | ||
Voilà qui est entendu | ||
Mais si j’admets que j’ai réellement ces desseins, comment seront-ils réalisés grâce à toi, irréalisables sans toi ? Peux-tu l’expliquer ?
SOCRATE
Me demandes-tu si je puis le, faire par un long discours, comme ceux que tu es habitué à entendre ? Non, ce n’est pas ma manière ; mais je suis en état, je crois, de te démontrer qu’il en est ainsi, pourvu seulement que tu consentes à m’y aider un peu | ||
ALCIBIADE
J’y consens, si l’aide n’est pas trop difficile à donner | ||
SOCRATE
Est-il difficile, selon toi, de répondre à ce qu’on te demande ?
ALCIBIADE
Non, ce n’est pas difficile | ||
SOCRATE
Réponds-moi donc | ||
ALCIBIADE
Interroge-moi | ||
SOCRATE
Je vais donc te poser des questions comme si tu avais les desseins que je t’attribue | ||
ALCIBIADE
Pose-les ainsi, si tu le veux, je saurai enfin ce que tu as à dire | ||
SOCRATE
Eh bien, allons, tu te proposes donc, comme je l’affirme, de te présenter devant les Athéniens sous peu de jours pour leur donner des conseils | ||
Si donc, au moment de monter à la tribune, je te prenais à part et te demandais : « Alcibiade, sur quoi les Athéniens se proposent-ils de délibérer, que tu te lèves pour leur donner des conseils ? N’est-ce pas sur un sujet que tu connais mieux qu’eux ? », que répondrais-tu ?
ALCIBIADE
Je répondrais sans doute que c’est sur un sujet que je connais mieux qu’eux | ||
SOCRATE
Alors c’est à propos de choses que tu connais réellement que tu peux donner de bons conseils ?
ALCIBIADE
Sans doute | ||
SOCRATE
Or les seules choses que tu connaisses, ne sont-ce pas celles que tu as apprises d’autrui ou que tu as trouvées de toi-même ?
ALCIBIADE
Quelles autres pourrais-je connaître ?
SOCRATE
Maintenant, se peut-il que tu aies jamais appris ou découvert quelque chose sans vouloir l’apprendre, ni le chercher toi-même ?
ALCIBIADE
C’est impossible | ||
SOCRATE
Mais dis-moi : aurais-tu consenti à chercher ou à apprendre ce que tu pensais connaître ?
ALCIBIADE
Non, certes | ||
SOCRATE
Ainsi ce que tu sais présentement, il a été un temps où tu ne croyais pas le connaître ?
ALCIBIADE
Nécessairement | ||
SOCRATE
Eh bien, les choses que tu as apprises, je pense pouvoir te les dire ; si j’en oublie quelqu’une, nomme-la-moi | ||
Tu as donc appris, si je m’en souviens bien, à lire et à écrire, à toucher de la cithare et à lutter ; car pour la flûte, tu n’as pas voulu l’apprendre | ||
Voilà ce que tu connais, à moins que tu n’aies appris quelque chose à mon insu, et, j’imagine, sans sortir de chez toi ni de nuit ni de jour | ||
ALCIBIADE
Non, je n’ai pas pris d’autres leçons que celles que tu as dites | ||
SOCRATE
IV | ||
— En ce cas, est-ce lorsque les Athéniens délibéreront sur la manière d’écrire correctement que tu te lèveras pour les conseiller ?
ALCIBIADE
Non, par Zeus, non | ||
SOCRATE
Alors c’est quand ils délibéreront sur la manière de toucher de la lyre ?
ALCIBIADE
Nullement | ||
SOCRATE
Mais ils n’ont pas non plus l’habitude de délibérer sur les exercices de la palestre dans l’assemblée | ||
ALCIBIADE
Non, assurément | ||
SOCRATE
Sur quoi donc attendras-tu qu’ils délibèrent ? Ce n’est sans doute pas sur des constructions ?
ALCIBIADE
Non, sûrement | ||
SOCRATE
Car un architecte les conseillera mieux que toi sur ce point | ||
ALCIBIADE
Oui | ||
SOCRATE
Ce ne sera pas non plus quand ils délibéreront sur un point de divination | ||
ALCIBIADE
Non | ||
SOCRATE
Car sur ce point encore, un devin leur donnera de meilleurs avis que toi | ||
ALCIBIADE
Oui | ||
SOCRATE
Et cela, qu’il soit petit ou grand, beau ou laid, de haute ou de basse naissance | ||
ALCIBIADE
Sans difficulté | ||
SOCRATE
Car c’est à l’homme qui sait, je pense, qu’il appartient de donner des conseils sur chaque question, et non au riche | ||
ALCIBIADE
Cela est hors de doute | ||
SOCRATE
Mais que le conseiller soit pauvre ou qu’il soit riche, peu importera aux Athéniens, quand ils délibéreront sur la santé publique : c’est à un médecin qu’ils demanderont conseil | ||
ALCIBIADE
Naturellement | ||
SOCRATE
Sur quoi faudra-t-il donc qu’ils délibèrent pour que tu te lèves et leur donnes de bons conseils ?
ALCIBIADE
Sur leurs propres affaires, Socrate | ||
SOCRATE
Veux-tu parler des constructions navales, quand ils se demandent quelle sorte de vaisseaux ils doivent faire construire ?
ALCIBIADE
Non pas, Socrate | ||
SOCRATE
C’est qu’en effet tu ne sais pas, je crois, construire un vaisseau | ||
Est-ce pour cette raison que tu t’abstiendras, ou y en a-t-il une autre ?
ALCIBIADE
Non, c’est pour celle-là | ||
SOCRATE
Mais sur lesquelles de leurs affaires veux-tu qu’ils délibèrent pour intervenir ?
ALCIBIADE
Sur la guerre ou sur la paix, Socrate, ou sur quelque autre affaire d’Etat | ||
SOCRATE
Veux-tu dire quand ils délibéreront avec qui il faut conclure la paix, à qui il faut faire la guerre et comment ?
ALCIBIADE
Oui | ||
SOCRATE
Et s’il faut la faire, n’est-ce pas à ceux à qui il vaut mieux la faire ?
ALCIBIADE
Si | ||
SOCRATE
Et au moment où c’est le mieux ?
ALCIBIADE
Certainement | ||
SOCRATE
Et aussi longtemps que cela vaut mieux ?
ALCIBIADE
Oui | ||
SOCRATE
Maintenant, si les Athéniens délibéraient contre qui il faut lutter à bras-le-corps, contre qui lutter avec les mains, et de quelle manière, est-ce toi ou le maître de palestre qui leur donnerait de meilleurs conseils ?
ALCIBIADE
C’est le maître de palestre assurément | ||
SOCRATE
Peux-tu me dire ce que le maître de palestre aurait en vue en leur indiquant avec qui il faut ou ne faut pas lutter, à quel moment et de quelle manière ? Je m’explique avec qui faut-il lutter ? n’est-ce pas avec qui cela est le mieux ? oui ou non ?
ALCIBIADE
Oui | ||
SOCRATE
Et aussi dans la mesure où c’est le mieux ?
ALCIBIADE
Oui, dans cette mesure | ||
SOCRATE
Et au moment où c’est le mieux ?
ALCIBIADE
Certainement | ||
SOCRATE
De même un chanteur doit parfois jouer de la cithare et danser en accord avec son chant | ||
ALCIBIADE
Effectivement | ||
SOCRATE
Et au moment où c’est le mieux ?
ALCIBIADE
Oui | ||
SOCRATE
Et dans la mesure où c’est le mieux ?
ALCIBIADE
J’en conviens | ||
SOCRATE
V | ||
— Eh bien maintenant, puisque tu as appliqué le terme de « mieux » à ces deux cas, au jeu de la cithare accompagnant le chant et à la lutte, qu’appelles-tu mieux, toi, dans le jeu de la cithare, comme moi j’appelle « gymnastique » le mieux dans le cas de la lutte | ||
Comment désignes-tu l’autre cas ?
ALCIBIADE
Je ne saisis pas | ||
SOCRATE
Eh bien, essaye de m’imiter | ||
Moi, j’ai répondu à peu près : c’est ce qui est absolument correct, et ce qui est correct, c’est, je crois, ce qui est fait selon les règles de l’art | ||
Ne l’admets-tu pas ?
ALCIBIADE
Si | ||
SOCRATE
Et l’art ici, n’était-ce pas la gymnastique ?
ALCIBIADE
Sans doute | ||
SOCRATE
Et moi, j’ai dit que dans le cas de la lutte, le mieux était « gymnastique » |