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| output
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---|---|---|
ALCIBIADE
Tu l’as dit en effet | ||
SOCRATE
N’ai-je pas bien dit ?
ALCIBIADE
Si, à mon avis | ||
SOCRATE
Allons, à ton tour ; car il te convient, à toi aussi, de bien raisonner | ||
Dis-moi d’abord quel est l’art dont relèvent le jeu de la cithare, le chant et la justesse des pas ? Quel est son nom générique ? Ne peux-tu pas encore le dire ?
ALCIBIADE
Non, ma foi | ||
SOCRATE
Eh bien, essaye de cette manière-ci | ||
Quelles sont les déesses qui président à cet art ?
ALCIBIADE
Ce sont les Muses, Socrate, dont tu veux parler ?
SOCRATE
Oui | ||
Vois maintenant | ||
Quel nom cet art a-t-il tiré des Muses ?
ALCIBIADE
C’est la musique que tu veux dire, ce me semble | ||
SOCRATE
Effectivement | ||
Eh bien, ce qui se fait correctement suivant cet art, qu’est-ce ? Dans l’autre cas, je t’ai bien désigné ce qui se fait suivant l’art par le mot gymnastique | ||
Pareillement, que dis-tu, toi, dans ce cas ? Comment cela se fait-il ?
ALCIBIADE
Musicalement, j’imagine | ||
SOCRATE
C’est juste | ||
Continue maintenant | ||
Le mieux dans l’art de faire la guerre et le mieux dans l’art de faire la paix, ce mieux-là, comment l’appelles-tu ? Tout à l’heure, à propos de chacun des deux cas, tu disais que le mieux, dans l’un, est ce qui est plus musical, dans l’autre, ce qui est plus gymnastique ; essaye maintenant de dire ce qu’est le mieux en ce cas | ||
ALCIBIADE
J’en suis complètement incapable | ||
SOCRATE
Voilà qui est vraiment honteux | ||
Si en effet quelqu’un t’entendait raisonner et donner des conseils sur les aliments et dire : « Celui-ci est meilleur que celui-là, meilleur à présent et en telle quantité, » et qu’il te demandât ensuite « Qu’appelles-tu meilleur, Alcibiade ? », en une telle matière tu saurais bien répondre que c’est le plus sain, bien que tu ne te donnes pas pour médecin, et à propos d’une chose que tu prétends savoir et sur laquelle tu veux donner ton avis à la tribune, parce que tu crois la connaître, tu n’es pas honteux d’être visiblement incapable de répondre à une question qu’on te pose ?
ALCIBIADE
Si, très honteux | ||
SOCRATE
Applique-toi donc et tâche de définir le sens de ce mieux dans le fait d’être en paix ou en guerre avec les peuples avec lesquels il faut l’être | ||
ALCIBIADE
J’ai beau m’appliquer, je n’arrive pas à le découvrir | ||
SOCRATE
Quoi ! tu ne sais même pas, quand nous faisons la guerre, ce que nous alléguons les uns contre les autres pour nous y engager et de quel terme nous le désignons alors ?
ALCIBIADE
Je sais que nous disons qu’on nous trompe, qu’on nous fait violence ou qu’on nous dépouille | ||
SOCRATE
Voyons : de quelle manière nous traite-t-on en chacun de ces cas ? Essaye de dire en quoi telle manière diffère de telle autre | ||
ALCIBIADE
Veux-tu dire par là, Socrate, que telle manière est juste, telle autre injuste ?
SOCRATE
C’est cela même | ||
ALCIBIADE
Oh ! mais elles diffèrent du tout au tout | ||
SOCRATE
Eh bien, contre qui conseilleras-tu aux Athéniens de faire la guerre, contre ceux qui agissent injustement ou contre ceux qui pratiquent la justice ?
ALCIBIADE
Tu me poses là une étrange question ; car, même si l’on pense qu’il faut faire la guerre à ceux qui pratiquent la justice, on ne l’avouera jamais | ||
SOCRATE
Parce que ce n’est pas conforme au droit, à ce qu’il paraît | ||
ALCIBIADE
Non certes ; et cela ne passe pas non plus pour honnête | ||
SOCRATE
Ainsi c’est en vue du droit et de l’honnête que tu parleras ?
ALCIBIADE
Il le faut bien | ||
SOCRATE
En ce cas, ce mieux que je te demandais tout à l’heure de déterminer, d’après lequel on décide si l’on fera ou non la guerre, à qui on la fera et à qui on ne la fera pas, si on la fera à tel moment ou à tel autre, n’est-ce pas précisément ce qui est plus juste ? Qu’en dis-tu ?
ALCIBIADE
C’est évidemment cela | ||
SOCRATE
VI | ||
— Comment donc, cher Alcibiade ? Ignorais-tu que tu ne le savais pas ou l’as-tu appris à mon insu à l’école d’un maître qui t’a enseigné à discerner le juste de l’injuste ? Qui est ce maître ? Dis-le-moi, pour que tu m’introduises, moi aussi, près de lui comme disciple | ||
ALCIBIADE
Tu te moques, Socrate | ||
SOCRATE
Non, je le jure par le dieu de l’amitié qui nous est commun et que je ne voudrais à aucun prix prendre à témoin d’un parjure | ||
Allons, si tu as un maître, dis-moi qui il est | ||
ALCIBIADE
Et si je n’en ai pas ? Penses-tu que je ne puisse savoir autrement ce qui est juste et injuste ?
SOCRATE
Tu le peux, si tu l’as trouvé | ||
ALCIBIADE
Eh bien, crois-tu que je n’aurais pu le chercher ?
SOCRATE
Si fait à condition que tu l’aies cherché | ||
ALCIBIADE
Alors tu crois que je ne l’aurais pas cherché ?
SOCRATE
Je crois que tu l’aurais cherché, si tu avais cru l’ignorer | ||
ALCIBIADE
Eh bien, n’y a-t-il pas eu un temps où je le croyais ?
SOCRATE
C’est bien répondu | ||
Alors tu peux me l’indiquer, ce temps où tu ne croyais pas connaître le juste et l’injuste ? Voyons : était-ce l’an passé que tu le cherchais et croyais ne pas le savoir ? Ou bien croyais-tu le savoir ? Réponds-moi sincèrement, afin que nous ne discutions pas inutilement | ||
ALCIBIADE
En bien, je croyais le savoir | ||
SOCRATE
Il y a deux ans, trois ans, quatre ans, ne le croyais-tu pas de même ?
ALCIBIADE
Si | ||
SOCRATE
Mais avant ce temps-là, tu n’étais qu’un enfant, n’est-ce pas ?
ALCIBIADE
Oui | ||
SOCRATE
Et en ce temps-là, je sais bien que tu croyais le savoir ?
ALCIBIADE
Comment le sais-tu ?
SOCRATE
C’est que, quand tu étais enfant, je t’ai souvent entendu à l’école et ailleurs, et quand tu jouais aux osselets ou à quelque autre jeu | ||
Or tu ne balançais pas sur le juste et l’injuste ; au contraire, tu disais très haut et hardiment de tel ou tel de tes petits camarades qu’il était méchant, injuste et qu’il avait tort | ||
Est-ce que je ne dis pas la vérité ?
ALCIBIADE
Eh bien, que devais-je faire, Socrate, quand on était injuste envers moi ?
SOCRATE
Mais si tu ignorais alors si l’on te traitait ou non injustement, comment peux-tu me demander ce que tu devais faire ?
ALCIBIADE
Non, par Zeus, je ne l’ignorais pas, et je voyais clairement qu’on me traitait injustement | ||
SOCRATE
Alors tu croyais connaître, même dès ton enfance, le juste et l’injuste ?
ALCIBIADE
Oui et je les connaissais fort bien | ||
SOCRATE
Et en quel temps l’avais-tu découvert ? Ce n’est pas, n’est-ce pas ? lorsque tu croyais le savoir | ||
ALCIBIADE
Non, assurément | ||
SOCRATE
En quel temps croyais-tu donc l’ignorer ? Réfléchis ce temps-là, tu ne le trouveras pas | ||
ALCIBIADE
En vérité, par Zeus, je ne saurais te le dire | ||
SOCRATE
Ce n’est donc pas pour les avoir trouvées que tu connais ces choses ?
ALCIBIADE
Evidemment non | ||
SOCRATE
Or tu avouais tout à l’heure que ce n’est pas non plus pour les avoir apprises que tu les connais | ||
Mais, si tu ne les as ni trouvées ni apprises, comment les sais-tu et d’où les tiens-tu ?
ALCIBIADE
VII | ||
— Mais peut-être que j’ai mal répondu en disant que je les connaissais pour les avoir découvertes moi-même | ||
SOCRATE
Mais en réalité, qu’en était-il ?
ALCIBIADE
C’est que je les ai apprises, j’imagine, comme tout le monde | ||
SOCRATE
Nous voilà revenus au même point | ||
De qui les as-tu apprises ; explique-le-moi | ||
ALCIBIADE
Du public | ||
SOCRATE
Tu n’as pas recours à un maître bien sérieux, en faisant remonter ta science au public | ||
ALCIBIADE
Eh quoi ? n’est-il pas capable d’enseigner, ce public ?
SOCRATE
Pas même d’enseigner ce qui est bien ou mal au jeu du trictrac, qui est pourtant plus simple que la justice | ||
Et toi, n’es-tu pas de cet avis ?
ALCIBIADE
Si | ||
SOCRATE
Alors, tout incapable qu’il est d’enseigner des matières légères, il pourrait enseigner des matières sérieuses ?
ALCIBIADE
Je le crois pour ma part | ||
En tout cas, il est capable d’enseigner beaucoup d’autres choses plus sérieuses que le trictrac | ||
SOCRATE
Lesquelles ?
ALCIBIADE
Par exemple, c’est de lui que j’ai appris à parler grec et je ne saurais dire quel a été mon maître, mais j’en rapporte le mérite à ce public même qui, selon toi, est un maître incompétent | ||
SOCRATE
C’est qu’en cette matière, mon brave, le public est un bon maître et on peut le louer justement pour son enseignement | ||
ALCIBIADE
Pourquoi donc ?
SOCRATE
Parce qu’il a pour cela tout ce que doivent avoir les bons maîtres | ||
ALCIBIADE
Qu’entends-tu par là ?
SOCRATE
Ne sais-tu pas que, quand on veut enseigner quoi que ce soit, il faut d’abord le savoir soi-même ? N’est-ce pas vrai ?
ALCIBIADE
Sans contredit | ||
SOCRATE
Ne faut-il pas que ceux qui savent s’accordent entre eux et ne diffèrent pas d’opinions ?
ALCIBIADE
Si | ||
SOCRATE
Et s’ils en diffèrent sur certaines choses, diras-tu qu’ils les connaissent ?
ALCIBIADE
Non assurément | ||
SOCRATE
Dès lors, comment pourraient-ils les enseigner ?
ALCIBIADE
En aucune façon | ||
SOCRATE
Eh bien, te semble-t-il qu’il y ait désaccord dans le public sur la nature de la pierre ou du bois ? Interroge qui tu voudras : est-ce qu’ils ne répondront pas tous de la même manière et ne tendront-ils pas la main vers les mêmes objets quand ils voudront saisir une pierre ou du bois ? et de même pour toutes les choses de ce genre | ||
Or, si je te comprends bien, c’est ce que tu entends par savoir parler grec, n’est-ce pas ?
ALCIBIADE
Oui | ||
SOCRATE
Ainsi donc, en ces matières, les particuliers, comme nous l’avons dit, sont d’accord les uns avec les autres et avec eux-mêmes, et les Etats ne contestent point entre eux, affirmant, les uns une chose, les autres une autre | ||
ALCIBIADE
Non, effectivement | ||
SOCRATE
Il est donc naturel qu’ils soient de bons maîtres en ces matières du moins | ||
ALCIBIADE
Oui | ||
SOCRATE
Si donc nous voulions en procurer la connaissance à quelqu’un, nous aurions raison de l’envoyer à l’école de ce public dont tu parles | ||
ALCIBIADE
Parfaitement | ||
SOCRATE
VIII | ||
— Mais si nous voulions savoir non seulement ce que sont les hommes et les chevaux, mais lesquels d’entre eux sont de bons ou de mauvais coureurs, est-ce encore le grand nombre qui serait capable de l’enseigner ?
ALCIBIADE
Assurément non | ||
SOCRATE
N’as-tu pas devant toi la preuve convaincante que ces gens-là ne le savent pas et ne sont pas en cette matière des maîtres compétents, quand tu vois qu’ils ne s’accordent en aucune manière sur ce sujet ?
ALCIBIADE
J’en suis persuadé | ||
SOCRATE
Et si nous voulions savoir, non seulement ce que sont les hommes, mais lesquels sont sains ou maladifs, est-ce que le public serait capable de nous l’enseigner ?
ALCIBIADE
Assurément non | ||
SOCRATE
Et tu aurais une preuve que c’est un méchant maître, si tu le voyais en désaccord avec lui-même ?
ALCIBIADE
Oui | ||
SOCRATE
Eh bien maintenant, au sujet des hommes et des choses justes ou injustes, ceux qui composent ce public te paraissent-ils s’accorder avec eux-mêmes et les uns avec les autres ?
ALCIBIADE
Oh ! par Zeus, Socrate, pas le moins du monde | ||
SOCRATE
Et même n’est-ce pas là-dessus qu’ils te semblent le plus divisés ?
ALCIBIADE
Si, et de beaucoup | ||
SOCRATE
Je ne crois pas que tu aies jamais vu ni entendu des hommes assez violemment divisés sur ce qui est sain ou malsain pour se battre à cause de cela et se tuer les uns les autres | ||
ALCIBIADE
Non certes | ||
SOCRATE
Mais sur le juste et l’injuste, je sais bien, moi, que, si tu n’en as pas vu, tu en as, en tout cas, ouï parler par beaucoup d’autres et en particulier par Homère ; car tu as entendu réciter l’Odyssée et l’Iliade | ||
ALCIBIADE
Tu dois bien le penser, Socrate | ||
SOCRATE
Et le sujet de ces poèmes, ne sont-ce pas des dissentiments sur le juste et l’injuste ?
ALCIBIADE
Si | ||
SOCRATE
Et n’est-ce pas à cause de ces dissentiments que les Achéens et leurs adversaires, les Troyens, ont livré ces batailles et versé tant de sang, et de même les prétendants de Pénélope et Ulysse ?
ALCIBIADE
C’est la vérité | ||
SOCRATE
Je m’imagine qu’il en fut de même pour ceux des Athéniens, des Lacédémoniens et des Béotiens qui furent tués à Tanagra [3] , et pour ceux qui périrent plus tard à Coronée [4] , au nombre desquels Clinias, ton père, trouva la mort ; le différend qui causa ces morts et ces combats n’avait pas non plus d’autre sujet que le juste et l’injuste | ||
N’est-ce pas exact ?
ALCIBIADE
C’est exact | ||
SOCRATE
Alors pouvons-nous dire que ces gens-là connaissent les choses sur lesquelles ils sont si violemment divisés que, dans leurs contestations, ils se portent les uns contre les autres aux dernières violences ?
ALCIBIADE
Non évidemment | ||
SOCRATE
Eh bien, voilà les maîtres auxquels tu te réfères, tout en convenant toi-même de leur ignorance !
ALCIBIADE
J’en ai bien l’air | ||
SOCRATE
Dès là, comment croire que tu connaisses le juste et l’injuste, sur lesquels tu es si flottant et que visiblement tu n’as appris de personne ni découverts par toi-même ?
ALCIBIADE
D’après ce que tu dis, ce n’est guère vraisemblable | ||
SOCRATE
IX | ||
— Ne vois-tu pas une fois de plus que tu t’es mal exprimé, Alcibiade ?
ALCIBIADE
En quoi ?
SOCRATE
En ce que tu prétends que c’est moi qui dis cela ?
ALCIBIADE
Quoi donc ? n’est-ce pas toi qui dis que je suis totalement ignorant du juste et de l’injuste ?
SOCRATE
Non certes | ||
ALCIBIADE
Alors, c’est moi ?
SOCRATE
Oui | ||
ALCIBIADE
Comment cela ?
SOCRATE
Je vais te le montrer | ||
Si je te demandais lequel est le plus grand, de un ou de deux, tu me répondrais que c’est deux ?
ALCIBIADE
Oui |