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Le quid (essentia) de cet étant, pour autant que l’on puisse en parler, doit nécessairement être conçu à partir de son être (existentia).
C’est alors justement la tâche ontologique que de montrer que, si nous choisissons pour désigner l’être de cet étant le terme d’existence, ce titre n’a point, ne peut avoir la signification ontologique du terme traditionnel d’existentia ; existentia signifie ontologiquement autant qu’être-sous-la-main, un mode d’être qui est essentiellement étranger à l’étant qui a le caractère du Dasein.
Pour éviter la confusion, nous utiliserons toujours à la place du titre existentia l’expression interprétative d’être-sous-la-main, réservant au seul Dasein la détermination d’être de l’existence.
L’" essence " du Dasein réside dans son existence.
Les caractères de cet étant qui peuvent être dégagés ne sont donc pas des " propriétés " sous-la-main d’un étant sous-la-main présentant telle ou telle " figure ", mais, uniquement, des guises à chaque fois possibles pour lui d’être.
Tout être-ainsi-ou-ainsi de cet étant est primairement être.
C’est pourquoi le titre " Dasein " par lequel nous désignons cet étant n’exprime pas son quid, comme dans le cas de la table, de la maison, de l’arbre, mais l’être.
L’être dont il y va pour cet étant en son être est à chaque fois mien.
Le Dasein ne saurait donc jamais être saisi ontologiquement comme un cas ou un exemplaire d’un genre de l’étant en tant que sous-la-main.
A cet étant-ci, son être est " indifférent ", ou, plus précisément, il " est " de telle manière que son être ne peut lui être ni indifférent ni non indifférent.
L’advocation du Dasein, conformément au caractère de mienneté de cet étant, doit donc toujours inclure le pronom personnel : " je suis ", " tu es ".
Et le Dasein, derechef, est à chaque fois mien en telle ou telle guise déterminée d’être.
Il s’est toujours déjà en quelque façon décidé en quelle guise le Dasein est à chaque fois mien.
L’étant pour lequel en son être il y va de cet être même se rapporte à son être comme à sa possibilité la plus propre.
Le Dasein est à chaque fois sa possibilité, il ne l’" a " pas sans plus de manière qualitative, comme quelque chose de sous-la-main.
Et c’est parce que le Dasein est à chaque fois essentiellement sa possibilité que cet étant peut se " choisir " lui-même en son être, se gagner, ou bien se perdre, ou ne se gagner jamais, ou se gagner seulement " en apparence ".
S’être perdu ou ne s’être pas encore gagné, il ne le peut que pour autant que, en son essence, il est un Dasein authentique possible, c’est-à-dire peut être à lui-même en propre.
Les deux modes d’être de l’authenticité et de l’inauthenticité — l’une et l’autre expressions étant choisies terminologiquement et au sens strict du terme — se fondent dans le fait que le Dasein est en général déterminé par la mienneté.
Cependant, l’inauthenticité du Dasein ne signifie point par exemple un " moins "-être ou un degré d’être " plus bas ".
Elle peut au contraire déterminer le Dasein selon sa concrétion la plus pleine, dans sa capacité d’être occupé, stimulé, intéressé, réjoui.
Les deux caractères du Dasein qu’on a esquissés : la primauté de l’" existentia " sur l’essentia, la mienneté, indiquent déjà qu’une analytique de cet étant est convoquée devant une région phénoménale spécifique.
Cet étant n’a pas, n’a jamais le mode d’être de l’étant qui est seulement sous-la-main à l’intérieur du monde.
Par conséquent, il ne peut pas non plus être thématiquement prédonné à la façon dont on " trouve " un étant sous-la-main.
Sa prédonation correcte va si peu de soi que la déterminer constitue déjà une pièce essentielle de l’analytique ontologique de cet étant.
De l’accomplissement sûr de la prédonation convenable de cet étant dépend la possibilité de porter en général l’être de cet étant à la compréhension.
Quelque provisoire que soit l’analyse, elle exige toujours déjà que le point de départ correct soit assuré.
Le Dasein se détermine à chaque fois en tant qu’étant à partir d’une possibilité qu’il est et qu’en son être il comprend d’une manière ou d’une autre.
Tel est le sens formel de la constitution d’existence du Dasein.
Or il en résulte, pour l’interprétation ontologique de cet étant, la consigne de développer la problématique de son être à partir de l’existentialité de son existence.
Ce qui toutefois ne peut pas signifier une construction du Dasein à partir d’une idée concrète possible de l’existence.
Le Dasein ne doit justement pas, au départ de l’analyse, être interprété selon la différenciation caractéristique d’un exister déterminé, mais mis à découvert dans l’indifférence de son de-prime-abord-et-le-plus-souvent.
Cette indifférence de la quotidienneté du Dasein n’est pas rien, mais un caractère phénoménal positif de cet étant.
C’est en provenance de ce mode d’être et en retournant à lui que tout exister est comme il est.
Cette indifférence quotidienne du Dasein, nous l’appelons médiocrité.
C’est parce que la quotidienneté médiocre ou moyenne constitue le " de-prime-abord " de cet étant que l’on n’a cessé et que l’on ne cesse de la perdre de vue dans l’explication du Dasein.
Ce qui est ontiquement le plus proche et le mieux connu est ontologiquement le plus lointain, l’inconnu, ce dont la signification ontologique échappe constamment.
Lorsque Augustin demande : " Quid autem propinquius meipso mihi ? ", et doit répondre : " ego certe laboro hic et laboro in meipso : factus sum mihi terra difficultatis et sudoris nimii "1, cela ne vaut pas seulement de l’opacité ontique et préontologique du Dasein, mais, à un degré bien plus haut, de la tâche ontologique, non seulement de ne pas manquer, mais encore de rendre positivement accessible cet étant en son mode d’être phénoménalement le plus proche.
Mais la quotidienneté médiocre du Dasein ne doit pas être prise pour un simple " aspect ".
Même en elle, et même dans le mode de l’inauthenticité, se trouve a priori la structure de l’existentialité.
Même en elle il y va pour le Dasein, selon une guise déterminée, de son être, auquel il se rapporte sur le mode de la quotidienneté médiocre, fût-ce seulement sur le mode de la fuite devant et de l’oubli de cet être.
Néanmoins, l’explication du Dasein en sa quotidienneté médiocre ne se borne pas à fournir par exemple de simples structures moyennes au sens d’une indétermination confuse.
Ce qui est ontiquement selon la guise de la médiocrité peut très bien, ontologiquement, être saisi dans des structures prégnantes, qui ne se distinguent point structurellement de déterminations ontologiques de l’être authentique du Dasein.
Tous les éléments d’explication apportés par l’analytique du Dasein sont conquis du point de vue de sa structure d’existence.
Comme ils se déterminent à partir de l’existentialité, nous appelons les caractères d’être du Dasein des existentiaux.
Ils doivent être nettement séparés des déterminations d’être propres à l’étant qui n’est pas à la mesure du Dasein, et que nous nommons catégories.
Cette dernière expression est alors reprise et maintenue dans sa signification ontologique primaire.
L’ontologie antique prend pour sol exemplaire de son explicitation de l’être l’étant qui fait encontre à l’intérieur du monde.
Le mode d’accès à cet étant est le νοειν, ou le λοηος.
C’est en lui que l’étant fait encontre.
Mais l’être de cet étant doit devenir saisissable en un λεηειν (faire-voir) privilégié, de telle manière que cet être devienne d’emblée intelligible comme ce qu’il est — ce qu’il est déjà en tout étant.
L’advocation toujours déjà préalable de l’être dans le " parler de " (λοηος) l’étant est le κατηηορεισθαι.
Ce mot signifie d’abord : accuser publiquement, imputer quelque chose à quelqu’un à la face de tous.
Employé ontologiquement, le terme veut dire : imputer pour ainsi dire à l’étant ce qu’il est toujours déjà en tant qu’étant, c’est-à-dire le faire voir à tous en son être.
Ce qui est aperçu et visible en un tel voir, ce sont les κατηηοριαι.
Elles embrassent les déterminations aprioriques de l’étant tel qu’il est diversement advocable et discutable dans le λοηος.
Existentiaux et catégories sont les deux formes fondamentales possibles de caractères d’être.
L’étant qui leur correspond requiert une guise d’interrogation primaire à chaque fois distincte : l’étant est un qui (existence) ou un quoi (être-sous-la-main au sens le plus large).
Quelle est la connexion entre ces deux types de caractères d’être ? Il n’est possible d’en traiter qu’à l’intérieur de l’horizon une fois clarifié de la question de l’être.
Il à déjà été suggéré dans l’introduction que l’analytique existentiale du Dasein contribue également à promouvoir une tâche dont l’urgence est à peine moindre que celle de la question de l’être elle-même : la libération de l’a priori qui doit nécessairement devenir visible pour que la question " qui est l’homme ? " puisse recevoir une élucidation philosophique.
L’analytique existentiale est préalable à toute psychologie, anthropologie, et même biologie.
Une délimitation de l’analytique par rapport à ces recherches possibles sur le Dasein peut contribuer à en définir encore plus nettement le thème.
En même temps, la nécessité s’en trouvera démontrée de manière encore plus forte.
Après une première esquisse du thème d’une recherche, il demeure toujours opportun d’en proposer une caractérisation négative, même si des précisions concernant ce qu’il ne faut pas faire risquent de devenir facilement stériles.
On se propose de montrer que les interrogations et les recherches jusqu’ici de mise au sujet du Dasein, quelle qu’en soit la fécondité matérielle, manquent le problème authentique, philosophique, donc qu’aussi longtemps qu’elles persistent à le manquer, elles ne sauraient prétendre pouvoir même en général réaliser ce qu’au fond elles poursuivent.
Nos délimitations de l’analytique existentiale par rapport à l’anthropologie, à la psychologie et à la biologie demeurent relatives à la seule question fondamentalement ontologique.
Du point de vue de la " théorie de la science ", elles demeurent nécessairement insuffisantes, ne serait-ce que parce que la structure scientifique des disciplines citées — ce qui ne veut pas dire le " sérieux scientifique " de ceux qui travaillent à les promouvoir — est devenue aujourd’hui radicalement problématique, et qu’elle a besoin des impulsions nouvelles qui doivent jaillir de la problématique ontologique.
Il est possible, en s’orientant historiquement, de clarifier ainsi l’intention de l’analytique existentiale : Descartes, à qui l’on attribue la découverte du cogito sum comme point de départ du questionnement philosophique moderne, a examiné — dans certaines limites — le cogitare de l’ego.
En revanche, il laisse le sum totalement inélucidé, quand bien même il le pose tout aussi originellement que le cogito.
L’analytique pose la question ontologique de l’être du sum.
C’est seulement si celui-ci est déterminé que le mode d’être des cogitationes devient saisissable.
Du reste, cette exemplification historique de l’intention de l’analytique risque en même temps d’égarer.
Car l’une de ses premières tâches sera de montrer que la position initiale d’un moi ou d’un sujet d’emblée donné manque radicalement la réalité phénoménale du Dasein.
Toute idée de " sujet " persiste — à moins qu’elle n’ait été clarifiée par une détermination ontologique fondamentale préalable — à poser ontologiquement le subjectum (υποκειμενον), et cela quelle que soit l’énergie avec laquelle on se défend, sur le plan ontique, de toute " substantialisation de l’âme " ou " chosification de la conscience ".
Mais il est tout d’abord besoin d’assigner à la choséité elle-même sa provenance ontologique si l’on veut pouvoir poser la question de savoir ce qu’il faut comprendre positivement par un être non chosifié du sujet, de l’âme, de la conscience, de l’esprit de la personne.
Car si tous ces titres nomment autant de domaines phénoménaux déterminés et " explorables ", leur usage ne va jamais sans une indifférence remarquable à s’enquérir de l’être de l’étant ainsi désigné.
Ce n’est donc point l’effet d’un arbitraire dans la terminologie si nous évitons ces titres, ainsi que les expressions de " vie " et d’" homme ", pour désigner l’étant que nous sommes nous-mêmes.
Par ailleurs, la tendance bien comprise de toute " philosophie de la vie " scientifique et sérieuse — l’expression a autant de sens que " botanique des plantes " — contient implicitement la tendance à une compréhension de l’être du Dasein.
Mais l’on ne peut pas ne pas remarquer, et c’est là un défaut fondamental de cette philosophie, que la " vie " elle- même n’y est point prise comme problème ontologique en tant que mode d’être déterminé.
La question de la " vie " n’a jamais cessé de tenir en haleine les recherches de W.
Dilthey, qui s’efforce de comprendre la connexion structurelle et génétique des " vécus " à partir du tout de cette " vie " dont ils forment le tissu.
Toutefois, s’il faut attribuer une pertinence philosophique à sa " psychologie comme science de l’esprit ", celle-ci ne consiste pas dans son refus de s’orienter sur des éléments et des atomes psychiques et de morceler la vie de l’âme, mais bien plutôt dans le fait que Dilthey, en tout cela et avant tout, était en chemin vers la question de la " vie ".
Naturellement, c’est sur ce point également que se manifestent de la manière la plus nette les limites de sa problématique, et de la conceptualité où il était obligé de l’exprimer.
Ces limites, tous les courants du " personnalisme " déterminés par Dilthey et Bergson, toutes les tendances en direction d’une anthropologie philosophique les partagent avec eux.
Même l’interprétation phénoménologique de la personnalité, pourtant bien plus radicale et clairvoyante, ne parvient pas à atteindre la dimension de la question de l’être du Dasein.
Toutes réserves faites sur leurs différences en ce qui concerne le mode de questionnement et d’exécution, ainsi que l’orientation de la conception du monde, les interprétations de la personnalité par Husserl1 et Scheler s’accordent négativement en ceci que l’une et l’autre ne posent plus la question de l’" être-personne " lui-même.
Nous choisissons comme exemple l’interprétation de Scheler, non seulement parce qu’elle est littérairement accessible2, mais parce que Scheler accentue expressément l’être-personne en tant que tel et cherche à le déterminer en dissociant l’être spécifique des actes de toute réalité " psychique ".
La personne, selon Scheler, ne peut être pensée en aucun cas comme une chose ou une substance, elle " est bien plutôt l’unité immédiatement co-vécue du “vivre” — non pas une chose simplement pensée derrière et hors de ce qui est immédiatement vécu " La personne n’est pas un être substantiel chosique.
En outre, l’être de la personne ne peut s’épuiser à être le sujet d’actes rationnels réglés par une certaine légalité.
La personne n’est pas une chose, n’est pas une substance, n’est pas un objet.
On souligne ainsi ce que Husserl4 suggère, lorsqu’il exige pour l’unité de la personne une constitution essentiellement autre que pour les choses naturelles.
Ce que Scheler dit de la personne, il le formule également à propos des actes : " Mais jamais un acte n’est aussi objet ; car il appartient à l’essence de l’être des actes de n’être vécus que dans l’accomplissement lui- même et d’être donnés [seulement] dans la réflexion1 ".
Les actes sont quelque chose de non- psychique.
Il appartient à l’essence de la personne de n’exister que dans l’accomplissement des actes intentionnels, elle n’est donc essentiellement pas un objet.
Toute objectivation psychique, donc toute saisie des actes comme quelque chose de psychique, est identique à une dépersonnalisation.
La personne est toujours donnée comme ce qui accomplit des actes intentionnels qui sont liés par l’unité d’un sens.
L’être psychique n’a donc rien à voir avec l’être-personne.
Les actes sont accomplis, la personne est ce qui les accomplit.
Mais quel est le sens ontologique de cet " accomplir ", comment doit-on déterminer dans un sens ontologique positif le mode d’être de la personne ? En fait, l’interrogation critique ne peut en rester là.
Car ce qui est en question, c’est l’être de l’homme tout entier, tel qu’on a coutume de le saisir comme unité à la fois corporelle, psychique et spirituelle.
Le corps, l’âme, l’esprit, ces termes peuvent à nouveau désigner des domaines phénoménaux que l’on peut prendre pour thèmes séparés de recherches déterminées ; dans certaines limites, l’indétermination ontologique de ces domaines peut rester sans importance.